Chronique # 5

Évaluateurs et rédacteurs en chef : des êtres exceptionnels… et imparfaits

J’ai le plus profond respect pour tous ceux qui s’engagent dans le processus d’évaluation de textes soumis par des chercheurs en vue d’une publication dans une revue ou d’une communication dans un congrès. Je pense surtout ici à ceux qui agissent comme responsables d’un processus d’évaluation, en particulier les rédacteurs en chef de revues savantes, et aux chercheurs auxquels ils font appel pour évaluer les textes qu’ils reçoivent. Ces intervenants jouent un rôle crucial dans le processus de constitution des connaissances. Avant d’examiner de près les comportements répréhensibles sur le plan déontologique de certains d’entre eux, il faut insister sur le travail très exigeant qu’ils accomplissent et sur les compétences requises pour bien le faire. Parlons d’abord des rédacteurs en chef et de ceux qui les remplacent à l’occasion, comme les rédacteurs adjoints, les rédacteurs associés et les rédacteurs invités. Mes propos s’appliqueront également à ceux qui dirigent le comité scientifique d’un congrès, même si leurs décisions ont des conséquences moins lourdes sur le développement des connaissances, les communications étant des prépublications.

Les rédacteurs en chef de revues savantes sont les gardiens ultimes du processus de constitution des connaissances. Ce sont eux qui, après avoir jugé que le texte méritait d’être envoyé à des évaluateurs — le taux de « rejet sans évaluation » ou desk reject se situe fréquemment aujourd’hui entre 30 % et 50 % dans les revues de qualité —, acheminent ce texte à deux, trois ou  même quatre évaluateurs (en anglais, reviewers) soigneusement choisis par eux. Puis, sur réception de leurs commentaires et de leur recommandation, ils décident, la plupart du temps, de refuser de publier ce texte ou de demander à l’auteur d’en soumettre une version améliorée à partir du contenu des rapports d’évaluation; dans ce dernier cas, les rédacteurs en chef rendront une décision finale après avoir examiné une ou même deux versions révisées, souvent après avoir consulté de nouveau les évaluateurs. Ils ont en quelque sorte droit de vie ou de mort sur les textes que des chercheurs leur soumettent, ce qui constitue une énorme responsabilité. On ne s’étonne donc pas que ces rédacteurs en chef soient généralement des chercheurs expérimentés, de haut calibre, très bien réseautés et d’une vaste culture dans le ou les champs de connaissances couverts par la revue. Ces bourreaux de travail doivent aussi être des gestionnaires efficaces et efficients, sensibles à la critique mais capables de composer avec la déception et parfois la colère des auteurs d’un texte rejeté. Ce sont également des intellectuels possédant un grand sens des responsabilités et… un besoin de reconnaissance peu élevé, étant donné qu’ils en recevront assez peu, dans la majorité des cas; même la demande pour un allègement de leurs tâches de professeur dans l’institution qui les emploie sera souvent rejetée, lorsqu’ils osent en réclamer un. Bref, les rédacteurs en chef de revues savantes sont habituellement des personnes remarquables et des chefs de file dans la communauté de chercheurs à laquelle ils appartiennent.

De leur côté, les évaluateurs auxquels les rédacteurs en chef font appel sont normalement des chercheurs reconnus pour leur expertise sur l’objet très pointu de la recherche d’un auteur, sur le domaine plus général dans lequel elle s’inscrit ou encore sur une technique ou une méthode particulière de collecte ou d’analyse de données utilisée dans cette recherche. Les attentes qu’ont plus ou moins implicitement les rédacteurs en chef (et les auteurs eux-mêmes ?) à leur égard sont élevées — leur rapport d’évaluation devra notamment être bien étoffé, rigoureux et constructif —, même si la quasi-totalité des évaluateurs n’ont jamais suivi de formation  en vue de bien remplir leur rôle et qu’un bon chercheur ne fait pas nécessairement un bon évaluateur. L’évaluateur idéal doit aussi être conscient qu’il a une responsabilité morale à l’endroit du rédacteur en chef, en ce sens qu’il doit l’aider à prendre une décision et à le faire aussi rapidement que possible. Il possède un esprit critique bien aiguisé, une capacité empathique lui permettant de comprendre le cadre cognitif de l’auteur, un dévouement et une générosité hors du commun, une attitude aidante et pédagogique, un sens du devoir bien présent et… un besoin de reconnaissance peu élevé, comme tous les évaluateurs (nécessairement discrets) le savent très bien; c’est peut-être déplorable, mais peu d’entre eux verront leur travail pris en compte sous une forme ou sous une autre au moment, par exemple, d’une demande en vue d’obtenir la permanence ou une promotion. Ce qui ne doit pas nous faire oublier que la plupart des évaluateurs contribuent substantiellement à la qualité des connaissances produites et diffusées dans leur champ d’expertise, bien que leur travail soit parfois ingrat.

Rédacteurs en chef et évaluateurs sont des intervenants essentiels et, à quelques exceptions près, de très grande valeur. Leur travail mérite indiscutablement notre admiration. En ce qui concerne leur probité, je suis peut-être naïf, mais je demeure convaincu que la grande majorité des rédacteurs en chef et des évaluateurs font preuve d’une honnêteté exemplaire. Cependant, pour différentes raisons, quelques-uns se comportent, à un moment ou à un autre, d’une manière carrément répréhensible sur le plan éthique. Étant donné leur rôle fondamental dans le processus de constitution des connaissances, leurs écarts de conduite peuvent avoir des conséquences importantes et ne doivent surtout pas être passés sous silence. Examinons les principales inconduites qui, tout en étant probablement rares, sont néanmoins susceptibles de se manifester, en commençant par celles des évaluateurs avant de focaliser l’attention sur celles des rédacteurs en chef.

Question : si on ne devait nommer qu’une seule inconduite grave à laquelle les évaluateurs seraient particulièrement vulnérables (et en moins de 140 caractères), quelle serait-elle ? Réponse : évaluer un texte en se basant sur des critères autres que la qualité du travail présenté. Cette inconduite peut prendre plusieurs formes, comme on va maintenant le voir.

Bien sûr, tout évaluateur possède des schèmes personnels dont il est plus ou moins conscient et qui le guident dans son appréciation du texte qu’on lui demande d’évaluer. Par exemple, il adhère, explicitement ou non et dans une mesure plus ou moins grande, à telle perspective sur le plan épistémologique, théorique ou méthodologique. Ce qui va inévitablement conditionner certaines de ses remarques ou parfois même le conduire à une conclusion différente de celle d’un autre évaluateur quant à la valeur ou la contribution particulière d’une recherche. Malgré tout, on s’attend à ce qu’un évaluateur intègre ou bien intentionné soit capable d’évaluer rigoureusement un texte qui ne s’inscrirait pas dans les mêmes orientations que les siennes; ou qu’il refuse d’évaluer ce texte s’il se sent incapable de le faire dans le respect des choix de l’auteur. En d’autres mots, le seul critère qui doit le guider est celui de la qualité du texte qu’on lui demande d’évaluer de bonne foi, c’est-à-dire sans nier sa propre structure cognitive mais en reconnaissant aussi la légitimité de celle possiblement très distincte de l’auteur.

Toutefois, il arrive qu’un évaluateur, en certaines circonstances, n’ait pas la force morale pour résister aux démons de l’inconduite, qui ne sont jamais très loin. Il laisse alors certains facteurs biaiser ses commentaires et sa recommandation, tout en sachant très bien que ces facteurs n’ont rien à voir avec la qualité du texte lui-même. En plus de l’incapacité de certains à respecter les choix épistémologiques, théoriques ou méthodologiques de l’auteur, comme je l’ai évoqué plus haut, les principaux facteurs déformant le jugement d’un évaluateur pourraient bien être les suivants : sa relation personnelle avec l’auteur présumé du texte, ses préjugés (en supposant qu’il en soit minimalement conscient) et sa trop grande sensibilité à la critique ou à l’éloge de ses propres travaux. Voyons cela de plus près.

Bien que l’évaluation d’un texte se fasse généralement en double aveugle (double-blind review), il serait relativement fréquent que l’évaluateur devine ou croie deviner l’identité de l’auteur. Ce n’est pas très surprenant, étant donné qu’à l’intérieur d’une même communauté de chercheurs, on sait souvent assez bien qui s’intéresse à quoi, en particulier qui travaille sur le même objet de recherche que soi-même. On imagine alors que la relation personnelle de l’évaluateur avec l’auteur présumé d’un texte (ou encore avec son directeur de thèse, avec ses amis, avec les membres de son groupe de recherche, etc.), qu’elle soit positive ou négative, puisse le rendre incapable de prendre suffisamment de distance critique pour évaluer en toute honnêteté le texte qu’il a sous les yeux, oubliant en quelque sorte que c’est un texte qu’il doit évaluer et non la personne qui l’aurait écrit. Ce qui ne signifie pas qu’il doive refuser de faire l’évaluation d’un texte dont il pense connaître l’auteur; c’est la capacité de le faire en toute impartialité qui est en cause ici.

Ensuite, dans une veine un peu semblable, il peut être assez facile dans de nombreux cas de déterminer le pays où la recherche a été réalisée, la langue maternelle de l’auteur, son statut, son sexe, sa religion, sa nationalité ou même son appartenance à telle institution. Ce qui peut ouvrir la voie chez l’évaluateur, disons, un peu névrosé ou à la remorque de ses préjugés — favorables ou défavorables à un auteur — à la préparation d’un rapport d’évaluation tendancieux.

Finalement, peu de chercheurs sont insensibles aux critiques négatives ou élogieuses de leurs idées et de leurs travaux, Dieu merci ! Même les roches ne sont pas insensibles à la pluie, au soleil et à la pression… Mais il se peut qu’un chercheur trop chatouilleux sur cette question, prétentieux, imbu de lui-même, anxieux ou frustré réagisse mal au fait qu’un autre ne cite pas ses propres travaux ou les critique sévèrement ou, au contraire, qu’il devienne presque euphorique en voyant ses travaux abondamment cités ou louangés. Dans un cas comme dans l’autre, si ce chercheur agit comme évaluateur, cette hypersensibilité peut certainement troubler son jugement, qui ne porte alors plus exclusivement sur la qualité du texte lui-même. Ce qui explique peut-être que certains auteurs s’empressent de citer ou de louanger le travail de tel chercheur susceptible à leurs yeux d’être sollicité pour évaluer leur texte. Ce qui explique probablement aussi que certains de ces évaluateurs à la mèche plutôt courte n’hésitent pas à suggérer plus ou moins impérativement aux auteurs anonymes d’un texte la lecture supposément indispensable de leurs travaux (sans indiquer qu’il s’agit des leurs, cela va de soi…), bien que cette pratique soit de plus en plus interdite par les rédacteurs en chef un peu agacés de l’attitude de ces évaluateurs incapables de contenir leur admiration pour eux-mêmes. Ils peuvent cependant se consoler parce qu’ils n’auront aucune difficulté à trouver un autre auditoire pour faire leur autopromotion (par exemple, leurs propres étudiants).

Se baser sur des critères autres que la qualité du texte constitue une inconduite attribuée assez fréquemment à des évaluateurs par des chercheurs déçus ou fâchés d’une recommandation défavorable de leur part au rédacteur en chef, le plus souvent à tort selon moi (en passant, ces mêmes chercheurs ne se plaindront jamais d’une recommandation favorable non justifiée, y compris à leurs propres yeux). Mais il y a d’autres inconduites possibles chez les évaluateurs qui doivent être dénoncées, dont les suivantes.

Briser la confidentialité du processus d’évaluation.

Le système d’évaluation en double aveugle suppose, d’une part, que les auteurs ne connaîtront jamais avec certitude l’identité des évaluateurs et, d’autre part, que les évaluateurs ne pourront jamais savoir qui sont les auteurs du texte sur lequel ils se sont prononcés sauf, le cas échéant, lorsque le texte sera publié. En participant à ce système, l’évaluateur accepte de facto de jouer le jeu, c’est-à-dire qu’il s’engage à maintenir une confidentialité absolue sur son rôle dans l’évaluation d’un texte, maintenant et à jamais, tant auprès des auteurs et des coauteurs que de toute autre personne. Mais il semble que la tentation de révéler ce petit secret soit occasionnellement trop forte, pour des raisons plus ou moins obscures. À titre anecdotique, j’ai constaté en quelques occasions l’enthousiasme à peine contenu d’un évaluateur affirmant à un chercheur (parfois un doctorant), non sans afficher un certain air de supériorité, qu’il avait fortement recommandé l’acceptation de son texte (je ne l’ai jamais vu dans le cas d’un refus); le chercheur, qui n’en demandait pas tant, avait alors tendance à se confondre en remerciements, se demandant peut-être comment il devra payer sa dette… 

Bâcler le travail d’évaluation

On reconnaît vite l’évaluateur « brouillon » ou paresseux. Ses commentaires sont habituellement très brefs, superficiels, généraux, peu appuyés et à peu près d’aucune utilité pour l’auteur. On se demande pourquoi il a accepté de faire le travail et, quelquefois, pourquoi le rédacteur en chef a fait appel à lui ou a accepté son rapport d’évaluation. Un manque de respect flagrant envers tous les acteurs concernés, en particulier envers le chercheur lui-même.

Retarder consciemment le processus d’évaluation

Il existe des personnes insouciantes, mais une négligence peut-elle vraiment être involontaire (ou l’être fréquemment) chez un évaluateur ? Peut-être, mais je n’y crois pas beaucoup. Et même si c’était le cas, il s’agirait tout de même d’un comportement inacceptable. Le plus souvent, l’évaluateur qui retarde le processus d’évaluation en est pleinement conscient. Il peut le faire d’au moins deux façons. Soit qu’il ne fasse pas connaître très rapidement sa réponse — surtout lorsqu’elle est négative — à la demande (parfois répétée) du rédacteur en chef d’évaluer un texte qui lui a été soumis; celui qui a dit que le silence était d’or n’était certainement pas un rédacteur en chef, qui se trouve toujours un peu à la merci des évaluateurs. Soit que l’évaluateur ne remette pas son rapport d’évaluation à l’intérieur du délai prescrit. Dans les deux cas, ces évaluateurs peu fiables et irresponsables savent très bien qu’ils retardent tout le processus d’évaluation, causant ainsi de multiples ennuis au rédacteur en chef d’une revue ou au responsable du comité scientifique d’un congrès. En ne se souciant pas d’eux, ni du chercheur lui-même, ces évaluateurs montrent qu’ils sont indifférents aux besoins des autres acteurs du système dont ils sont pourtant une des parties prenantes.

Adopter une attitude condescendante

Ici, tout est dans la manière. Formuler des commentaires sur un ton désobligeant, hautain, méprisant, cruel, insultant, moqueur ou satirique est indigne d’un chercheur qui s’adresse à un autre chercheur, établi ou en formation, et qu’importe le contenu du texte. Selon moi, le rédacteur en chef devrait tout simplement rayer ces commentaires ou rejeter ce rapport d’évaluation. Comme le recommandent judicieusement Graham et Stablein (1995)[1], lorsqu’un évaluateur prépare ses commentaires à l’intention d’un auteur anonyme, il devrait s’imaginer qu’il s’adresse à un très bon ami à lui ou, comme le suggère Pavlou dans ses propos rapportés par Saunders (2005)[2], à un coauteur.

Déléguer le travail d’évaluation sans l’autorisation du rédacteur du chef

Si un évaluateur se sent incapable d’évaluer un texte, pour quelque raison que ce soit, ce n’est pas à lui de l’envoyer à quelqu’un d’autre. Son seul devoir est de le faire savoir au rédacteur en chef dans les plus brefs délais. Ce qui ne l’empêche évidemment pas de lui suggérer le nom d’autres évaluateurs qui, à ses yeux, seraient plus aptes ou disponibles que lui pour évaluer ce texte, ce qui aura pour effet, la plupart du temps,  de ravir le rédacteur en chef.

Cette liste d’inconduites possibles chez les évaluateurs n’est pas exhaustive, même si elle révèle les principaux manquements à la déontologie de cette catégorie d’intervenants dans notre système d’évaluation par les pairs. J’aurais pu discuter de quelques autres inconduites, dont celle d’accepter d’évaluer un texte tout en se sachant ou se sentant incompétent pour le faire, ou encore celle de refuser d’évaluer un texte sans raison vraiment majeure, tout en se sachant ou se sentant compétent pour le faire. J’aurais pu aborder aussi la situation délicate de l’évaluateur qui reçoit un texte sur lequel il a déjà eu à se prononcer, que la nouvelle version soit substantiellement différente ou non. Pour l’instant, qu’il suffise de mentionner qu’un bref échange avec le rédacteur en chef permettra généralement de régler la majorité de ces problèmes.

Il y a également une inconduite qui, dans la recherche que j’avais menée il y a un certain temps (voir Cossette, 2007)[3], avait été reconnue comme la plus grave, à la fois chez les évaluateurs et les rédacteurs en chef : le vol de mots, d’idées, de résultats ou d’informations en vue de les intégrer dans ses propres travaux. Toutefois, cette inconduite est probablement beaucoup moins susceptible de se produire en gestion que dans certains autres secteurs, comme dans le domaine biomédical. Dans notre champ de connaissances, il serait d’ailleurs très difficile d’examiner une telle allégation et, encore plus, de conclure à une appropriation frauduleuse du travail d’autrui par un évaluateur ou un rédacteur en chef. En gestion, à moins d’être profondément paranoïaque, je ne pense pas qu’il faille craindre ce plagiat de la part de ces intervenants, même s’il n’est pas totalement impossible qu’il se produise. Il faut se rappeler aussi qu’un des avantages d’agir comme évaluateur (et comme rédacteur en chef ?) est justement d’être exposé à de nouvelles idées susceptibles de stimuler celles qu’on possède déjà.

Au tour des rédacteurs en chef maintenant… Question : si on ne devait nommer qu’une seule inconduite grave à laquelle les rédacteurs en chef seraient particulièrement vulnérables (et en moins de 140 caractères), quelle serait-elle ? Réponse : décider d’accepter ou de rejeter un texte en se basant sur des critères autres que la qualité du travail soumis et évalué. 

Ce qui nous ramène à des facteurs dont certains sont très semblables à ceux évoqués plus haut dans le cas des évaluateurs. Ainsi, la relation personnelle du rédacteur en chef avec l’auteur, qui peut être un collègue, un professeur d’une autre institution avec lequel il entretient des liens d’amitié ou d’inimitié (ou d’intérêts), un chercheur dont il a supervisé la thèse, l’ami ou l’ennemi d’un ami ou d’un ennemi (oui, oui, c’est bien cela), crée une pression qui, dans certains cas, peut être extrêmement difficile à gérer. D’autant plus que l’anonymat n’existe plus ici. De façon réaliste, un rédacteur en chef peut-il faire complètement abstraction de toutes ces influences plus ou moins fortes auxquelles il est inévitablement soumis ? L’idéal d’une probité absolue ne doit pas s’estomper, mais n’y a-t-il pas certaines conduites, disons, questionnables sur le plan éthique, qui pourraient être tolérées, même s’il ne faudrait absolument pas en faire la promotion ? Par exemple, je ne proposerais pas l’écartèlement du rédacteur en chef qui adoucirait un peu ses exigences à l’endroit d’un proche collègue, ami et collaborateur lors du processus de révision, ou encore qui se montrerait un peu plus indulgent à l’endroit d’un nouveau chercheur enthousiaste dont il aurait dirigé la thèse.

Par contre, comme dans le cas de l’évaluateur, les préjugés favorables ou défavorables du rédacteur en chef à l’endroit de l’auteur d’un texte, en supposant qu’il soit à peu près impossible qu’il en soit totalement inconscient, ne peuvent faire l’objet d’aucune excuse ou tolérance. Mais, comme le notent Benson et Silver (2013)[4], la manifestation de ces préjugés sera souvent difficile à détecter, sinon en analysant attentivement les nombreuses décisions prises au fil des ans, une constatation qu’on pourrait également faire avec les évaluateurs. Ajoutons que, se laissant guider par ses préjugés, un rédacteur en chef devrait assurément songer à changer de métier s’il choisissait un évaluateur en connaissant parfaitement bien sa tendance à être peu (ou très) exigeant ou à recommander assez systématiquement l’acceptation (ou le rejet) des textes sur lesquels il est invité à se prononcer.

Par ailleurs, en plus de la relation personnelle du rédacteur en chef avec l’auteur d’un texte et de ses propres préjugés, il existe d’autres facteurs qui peuvent perturber son jugement. Par exemple, le rédacteur en chef qui déciderait d’accepter un texte en s’appuyant sur le fait que l’auteur serait un chercheur très prestigieux ou qu’il y aurait pénurie de textes soumis à la revue, même si les évaluateurs en auraient recommandé fermement le refus, ne convaincrait pas beaucoup d’observateurs du caractère éthique de son geste. Ni si, en amont, il choisissait des évaluateurs dont il soupçonnerait que le jugement sur le texte serait positif dans ces deux cas précis. Là encore, l’écartèlement du rédacteur en chef serait contre-indiqué, mais peut-être pas quelques tapes sur les doigts…

Bien sûr, il n’y a pas que la qualité du travail soumis et évalué qui peut donner lieu à des inconduites chez le rédacteur en chef. Le bris de confidentialité et l’attitude condescendante ne peuvent jamais être justifiées, encore moins peut-être chez le rédacteur en chef que chez l’évaluateur. Et que penser d’un rédacteur en chef qui ne fournirait aucune direction à l’auteur d’un texte aux prises avec des rapports d’évaluation aux conclusions ou commentaires diamétralement opposés ou mal hiérarchisés ? Dans une veine un peu différente, que dire d’un rédacteur en chef qui encouragerait fortement les auteurs à citer les articles publiés dans sa propre revue, facteur d’impact oblige, sans insister prioritairement sur la pertinence de ces textes pour la recherche spécifique de chacun ? Il ne serait pas étonnant que certains auteurs soient enclins à penser que d’acquiescer ou non à cette invitation puisse contribuer à la décision finale concernant leur texte, n’est-ce pas ?

Les évaluateurs et, de façon encore plus évidente, les rédacteurs en chef, sont presque toujours des êtres exceptionnels. Mais, la perfection n’étant pas de ce monde, certains trébucheront ou pourront même s’échouer sur les récifs de l’inconduite. Que faire alors pour minimiser les manquements à la déontologie chez ces acteurs clés du processus de constitution des connaissances, tout en se rappelant que leurs inconduites peuvent être extrêmement difficiles à détecter ? Il n’y a sûrement pas de recette infaillible, mais on a tout à gagner à les choisir au départ avec beaucoup de précaution, à s’assurer qu’ils soient bien informés des valeurs éthiques et des règles de déontologie devant les guider, à leur faire confiance et à ne tolérer aucun écart de conduite. Mais il n’y a aucune garantie que tout le processus d’évaluation se déroulera toujours de façon irréprochable sur le plan de l’éthique ou de la déontologie.

Certains suggèrent de lever l’anonymat, c’est-à-dire d’abandonner le processus d’évaluation en double aveugle. L’identité de l’évaluateur et de l’auteur devenant alors connue de l’un et de l’autre, il est probable que certaines inconduites ne se manifesteraient plus; mais les évaluateurs se sentiraient parfois très mal à l’aise de formuler des critiques, surtout si elles sont sévères, et le taux de recommandation positive grimperait sans doute de façon significative. Je préfère des mesures moins drastiques, comme celle de faire parvenir à tous les évaluateurs le courriel de décision du rédacteur en chef de la revue (et, idéalement, celui du responsable de l’évaluation lors d’un congrès) ainsi que les rapports anonymes des autres évaluateurs. Dans le cas d’évaluations contradictoires, le rédacteur en chef devrait peut-être envisager d’acheminer à tous les évaluateurs le rapport d’évaluation de chacun des autres avant de prendre la décision finale, ceci afin d’obtenir leur réaction et, possiblement, une remise en question de leur propre position à la lumière de celle des autres… Cette transparence favoriserait probablement la détection de certaines inconduites de la part d’un évaluateur ou d’un rédacteur en chef, encore plus lorsqu’il y a récidive, mais l’utilité première de cette mesure serait de nature préventive; certains évaluateurs, sachant que leur rapport sera transmis aux autres, se garderaient peut-être une petite gêne avant de donner libre cours à des commentaires inappropriés ou à une recommandation délibérément biaisée, et certains rédacteurs en chef hésiteraient un peu avant de rendre une décision en complet désaccord avec la recommandation des évaluateurs. Les vertus de la transparence ne sont pas absolues, mais elles sont suffisamment grandes pour faire peur à ceux qui auraient de bonnes raisons de craindre la lumière.

D’autres proposent la création d’un comité chargé du choix des évaluateurs ainsi que de la décision finale quant à la publication ou non du texte soumis. Cette procédure serait peut-être de nature à réduire la probabilité d’occurrence de certaines inconduites chez les rédacteurs en chef, mais elle alourdirait considérablement tout le processus. Mobiliser autant de ressources ne serait-il pas un gaspillage, d’autant plus inacceptable qu’il n’y a vraiment pas lieu de croire que l’inconduite chez les rédacteurs en chef soit très répandue ?

Je pense qu’il faut également insister sur la responsabilité éthique qu’a l’évaluateur d’informer le rédacteur en chef de ce qui lui apparaîtrait comme une inconduite de la part de l’auteur d’un texte. De façon plus générale, comme membre d’une communauté de chercheurs, ne serait-il pas du devoir de chacun de rapporter tout cas apparent d’inconduite grave dont il a connaissance ?

Des trois acteurs fondamentaux de notre système d’évaluation par les pairs — les auteurs, les évaluateurs et les rédacteurs en chef —, les deux derniers sont ceux qui reçoivent le moins de crédit pour leur travail. Pourtant, ce sont eux qui déterminent en très grande partie ce qui constitue des connaissances valables et, peut-être encore davantage mais tout aussi important, ce qui n’en constitue pas. À ce titre, leur responsabilité est énorme. La reconnaissance plutôt faible qu’ils reçoivent pour jouer ce rôle essentiel ne doit en aucun cas nous rendre moins exigeant envers eux sur le plan de l’éthique et de la déontologie. Ces êtres exceptionnels ne pourront alors que devenir de moins en moins… imparfaits.

Cette chronique, comme toutes les autres, s’appuie en partie sur le contenu du Code d’éthique et de déontologie de l’AIREPME ainsi que sur celui du petit ouvrage suivant sur l’inconduite en recherche : Cossette, P., 2007. L’inconduite en recherche. Enquête en sciences de l’administration. Québec : Presses de l’Université du Québec.

Cette chronique était également la sixième (en incluant celle de l’introduction) et la dernière de cette série sur l’éthique et la déontologie. L’idée de ces chroniques vient d’une recommandation du comité « Qualité et rigueur » mis sur pied par le conseil d’administration de l’AIREPME et dont le rapport préparé par Louise Cadieux fut déposé vers la fin de 2009. La rédaction de chacune d’entre elles fut pour moi une formidable occasion de réfléchir à ce que je pensais à propos d’une facette particulière de l’intégrité en recherche. Je remercie chaleureusement Josée St-Pierre et Germain Simard qui, alors qu’ils étaient respectivement Présidente et Secrétaire général de l’AIREPME, m’ont invité à écrire ces chroniques. Je remercie également Camille Carrier de les avoir relues attentivement et commentées à chaque fois, bien que leur contenu n’engageait évidemment que moi-même. Je souhaite que ces chroniques aient pu faire réfléchir les chercheurs de notre association ou d’ailleurs, y compris lorsqu’ils les trouvaient dérangeantes ou qu’ils ne partageaient pas mon point de vue. J’espère qu’elles auront contribué à mieux faire comprendre notre code d’éthique et de déontologie qui, j’en ai la conviction profonde, devrait faire la fierté de tous ceux qui participent aux activités de l’AIREPME.


[1] Graham, J.W. et R.E. Stablein, 1995.  « A funny thing happened on the way to publication: Newcomers’perspectives on publishing in the organizational sciences », p. 113-131 dans L.L. Cummings et P.J. Frost (dir.). Publishing in the organizational sciences (2e édition). Thousand Oaks, CA : Sage

[2] Saunders, 2005. « Editor’s comments. From the trenches: Thoughts on developmental reviewing ». MIS Quarterly, 29 (2) : iii-xii.

[3] Cossette, P., 2007. L’inconduite en recherche. Enquête en sciences de l’administration. Québec : Presses de l’Université du Québec.

[4] Benson, P.J. et S.C. Silver, 2013. What editors want. An author’s guide to scientific journal publishing. Chicago : The University of Chicago Press.