par Pierre Cossette – Président du Comité de déontologie

Cyril Burt, célèbre psychologue britannique, était un imposteur. C’est lui qui, afin de déterminer l’influence respective de l’hérédité et de l’environnement sur le développement de l’intelligence, avait supposément étudié plusieurs couples de jumeaux identiques, certains élevés séparément. Les résultats de ses prétendues recherches étaient extrêmement intéressants. Mais ils étaient aussi tout simplement invraisemblables sur le plan statistique. C’était effectivement trop beau pour être vrai. Tout avait été inventé. Avant que cette fraude ne soit démasquée, elle avait eu des répercussions énormes, notamment sur le système d’éducation en Grande-Bretagne. Inventer une expérience ou n’importe quel élément d’une recherche (des données, des sujets, des procédures, des entrevues, des résultats, des citations, etc.) n’est certainement pas monnaie courante, mais ce comportement existe, notamment dans le domaine biomédical où certains cas sont bien documentés (Alsabti, Breuning, Darsee, Summerlin, etc.).

En plus des imposteurs, il y a les tripoteurs. Falsifier des informations, c’est-à-dire modifier ce qui existe déjà (supprimer des données, arrondir quelques chiffres…), de façon à ce que les résultats viennent soutenir une hypothèse de recherche ou une théorie particulière, constitue une autre pratique frauduleuse qui jette le discrédit sur certaines recherches et leurs auteurs; on pense ici à Bettelheim, Freud, Galilée, Mendel, Newton et de nombreux autres (à ce sujet, voir notamment Larivée, 1993[1], ainsi que Broad et Wade, 1982[2]), tous très célèbres, un peu tristement diront certains.

La fabrication et la falsification d’informations sont habituellement considérées comme des inconduites très graves, auxquelles il faut ajouter le plagiat. Plagier, c’est voler. C’est utiliser délibérément des mots ou des idées tirés du travail de quelqu’un d’autre sans lui en attribuer la paternité. C’est un comportement malhonnête indigne de la part d’un chercheur dont la raison d’être est de participer au renouvellement des connaissances.  En gestion, les grands voleurs semblent peu nombreux. Signalons toutefois qu’une accusation de plagiat fort bien documentée pèse lourdement sur celui qu’on considère généralement comme le père de la gestion scientifique, Frederick Winslow Taylor (à ce propos, voir notamment Wrege et Stotka, 1978[3]).

Ces trois comportements frauduleux sont susceptibles de donner lieu à des poursuites judiciaires, et même à une sanction d’emprisonnement. Ainsi, Eric Poehlman, reconnu pour ses travaux sur l’obésité, la ménopause et le vieillissement mais également pour sa propension à fabriquer et à falsifier des données, fut déclaré coupable en 2006 d’avoir obtenu frauduleusement des fonds de recherche et condamné à un an et un jour de prison (en plus de devoir payer une forte amende et d’être banni à vie des organismes subventionnaires fédéraux aux États-Unis). Cela dit, lors de l’évaluation de la gravité de ces inconduites, il faut prendre en considération à la fois la dimension quantitative et la dimension qualitative. Par exemple, dans le cas du plagiat, porte-t-il sur tout un texte ou seulement quelques passages, et concerne-t-il des aspects fondamentaux de la recherche ou des aspects plutôt marginaux ?

En plus de ces trois types de fraude, il y a un autre comportement généralement considéré comme moins grave, mais qui constitue, à mon avis du moins, un véritable fléau : l’autoplagiat. Ce comportement du chercheur, qui agit alors comme un pauvre perroquet, mérite d’être sévèrement dénoncé. Je m’explique.

L’autoplagiat consiste en la réutilisation délibérée et sans indication de la source, de mots ou idées — en particulier de résultats — consignés dans un document (article, volume, communication figurant dans les actes d’une conférence, etc.) dont on est soi-même l’auteur ou le coauteur. Ici, ce n’est donc pas le vol qui est en cause, mais l’originalité; en d’autres termes, l’auteur prépare un texte en puisant plus ou moins allègrement et sans indication de référence dans un ou plusieurs autres textes dont il est lui-même auteur ou coauteur. En ne citant pas son propre travail, il se trouve à tromper le lecteur en lui laissant croire que ce contenu est original alors qu’il ne l’est pas. Le plus souvent, le refus de citer son travail original constitue une preuve éclatante que l’auteur veut cacher son manque d’originalité… Bref,  à défaut d’être original, il est absolument essentiel sur le plan éthique de citer le travail dont on est auteur ou coauteur et à l’intérieur duquel on puise des mots ou des idées, parfois de façon exhaustive.

Comme dans le cas du plagiat, l’autoplagiat peut être d’une ampleur plus ou moins considérable et se rapporter à des éléments plus ou moins cruciaux d’un texte. Les cas les plus ouvertement condamnés d’autoplagiat portent sur la publication d’un même texte (ou sensiblement le même texte, même s’il est présenté un peu différemment) dans deux revues différentes (ou un revue et un chapitre de volume), sans indication de la référence originale. Mais les cas les plus fréquemment dénoncés relèvent plutôt de l’utilisation d’un même texte ou des mêmes idées pour plus d’une communication figurant dans les actes de différentes conférences; le titre de ces communications est parfois loin d’être identique, surtout lorsque l’auteur s’abaisse à vouloir finasser…

L’autoplagiat est une inconduite pour plusieurs raisons. D’abord, ce comportement induit le lecteur en erreur en lui présentant comme originaux des mots ou des idées  ̶  parfois tout un texte  ̶  qui ne le sont pas; il reflète donc un manque de transparence de la part du chercheur. Ensuite, l’autoplagiat trompe les autres chercheurs participant à une conférence dite scientifique, dans la mesure où ils s’attendent à ce que les communications présentées fassent état d’une contribution nouvelle, c’est-à-dire qu’elles apportent quelque chose de neuf; les conférences qui « sentent le réchauffé » ne contribuent certainement pas au dynamisme et à l’épanouissement d’une communauté de chercheurs. Également, tout le processus entourant l’évaluation du même texte ou des mêmes idées a pour effet de mobiliser de nombreuses ressources, notamment des évaluateurs déjà surchargés de travail et qui n’apprécient généralement pas du tout de découvrir à un moment donné qu’ils se sont penchés sur un texte qui avait déjà été évalué auparavant, inutilement dans la quasi-totalité des cas; personnellement, je n’ai jamais rencontré un seul chercheur qui soit parvenu à faire publier un texte dans une revue (même de qualité très moyenne) parce qu’il avait soumis ce texte lors de nombreuses conférences plutôt que dans une seule… Finalement, l’autoplagiat, en plus de ne rien apporter à l’enrichissement des connaissances et d’encombrer la littérature savante de répétitions inutiles, peut constituer une violation des droits de propriété intellectuelle (copyright agreement), un texte appartenant à la revue ou à la maison d’édition qui a accepté de le publier en premier lieu.

Dans un passé pas si lointain, il y avait une certaine tolérance à l’égard de l’autoplagiat. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, les organisateurs de la plupart des congrès indiquent clairement dans l’appel à communications que seuls les textes originaux sont les bienvenus, c’est-à-dire les textes apportant une contribution nouvelle sur le plan théorique  ce terme incluant les contributions d’ordre conceptuel, méthodologique ou épistémologique , que ce soit à l’intérieur d’un texte empirique ou non. De plus, dans la quasi-totalité des codes d’éthique et de déontologie, l’autoplagiat est explicitement dénoncé. Pour le plus grand bien de notre communauté de chercheurs, de nos revues et de nos congrès, qui n’ont pas besoin de perroquets, encore moins d’imposteurs


[1] Larivée, S., 1993. La science au-dessus de tout soupçon. Collection « Repère ». Laval : Éditions du Méridien

[2] Broad, W. et N. Wade, 1982. Betrayers of the truth. New York : Simon and Schuster. Publié en français en 1987 sous le titre La souris truquée. Enquête sur la fraude scientifique. Paris : Seuil.

[3] Wrege, C.D. and A. Stotka, 1978. « Cooke creates a classic: the story behind F.W. Taylor’s principles of scientific management ». Academy of Management Review, 3 (4): 736-749.