par Pierre Cossette – Président du Comité de déontologie

Dans certaines circonstances, il est carrément inacceptable sur le plan éthique de soumettre un texte pour fins d’évaluation, que ce soit en vue d’une publication dans une revue ou d’une communication dans un congrès. De mon point de vue, il y a au moins cinq accrocs à l’éthique en recherche en lien avec la soumission d’un texte : la soumission multiple simultanée, la soumission à répétition, la soumission sans engagement envers la revue ou le congrès, la soumission sans l’accord explicite des autres auteurs et la soumission prématurée. Ces inconduites ne méritent certainement pas le peloton d’exécution, mais elles doivent être dénoncées fermement, en particulier parce qu’elles sont lourdes de conséquences pour les évaluateurs (reviewers) et pour les responsables du processus d’évaluation qui sont, le plus souvent, le rédacteur en chef d’une revue et le président du comité scientifique d’un congrès.

La soumission multiple simultanée, c’est la soumission en même temps (ou à peu près) du même texte (ou à peu près) à plus d’une revue ou plus d’un congrès. Pour être plus précis, il y a soumission multiple simultanée lorsqu’un auteur soumet essentiellement le même texte ou les mêmes idées (donc, la même contribution) avant d’avoir obtenu une réponse écrite à une première soumission. Pourquoi la soumission multiple simultanée est-elle une inconduite et, pourrais-je ajouter, pourquoi en est-il de même pour les quatre autres accrocs que nous allons examiner dans cette chronique ? Réponse : parce qu’elle mobilise inutilement (ou presque) de nombreuses ressources qui sont rares et habituellement très occupées, en particulier les évaluateurs, mais aussi les responsables de l’évaluation qui, notamment, doivent trouver des évaluateurs compétents après s’être eux-mêmes penchés sur le texte, prendre ensuite connaissance de leurs rapports d’évaluation et, finalement, rendre une décision aussi équitable et étoffée que possible.

Supposons, par exemple, qu’un auteur soumette un texte simultanément en vue d’une communication dans trois congrès différents – j’ai déjà eu le déplaisir d’entendre un jeune chercheur affirmer fièrement que son texte avait été accepté dans cinq congrès différents au cours d’un même été  – , chaque président du comité scientifique de ces congrès devrait trouver au moins deux évaluateurs qui vont habituellement consacrer de nombreuses heures (personnellement, un rapport d’évaluation me prend rarement moins de deux jours à préparer) à évaluer le MÊME texte. Trois présidents de comité scientifique, six évaluateurs, c’est beaucoup pour un même texte et pour une même communauté de chercheurs… La façon beaucoup plus acceptable de procéder est plutôt de soumettre un texte en vue d’une communication dans un congrès et, si le texte est accepté et donne effectivement lieu à une communication, de le soumettre ensuite en vue d’une publication dans une revue… surtout si l’auteur a des raisons de croire que son texte est déjà de très bonne qualité et qu’il soit également disposé à lui apporter des modifications à la suite des commentaires écrits et oraux reçus à l’occasion du congrès[ 1 ] . Par contre, si le texte est refusé pour le congrès, il peut toujours être soumis de nouveau dans un congrès, généralement après que le chercheur lui eut apporté, là encore, des améliorations substantielles; deux évaluateurs se pencheraient alors sur un texte normalement assez différent. Par ailleurs, lorsqu’un texte est soumis en vue d’une publication dans une revue, le chercheur doit absolument attendre de recevoir une réponse négative (ou décliner explicitement l’offre de révision et resoumission qu’on pourrait lui faire  – revise and resubmit, selon l’expression consacrée chez nos amis anglophones) avant de le soumettre, le plus souvent avec des modifications importantes, en vue d’une publication dans une autre revue.

Bref, en soumettant simultanément un même texte à plus d’une revue ou d’un congrès, un auteur se montre, au mieux, inconscient de toutes les ressources qu’il mobilise d’un seul coup et, au pire, insensible aux efforts que devront déployer de nombreux évaluateurs et autres intervenants qu’il considère égoïstement, même si c’est de façon implicite, comme étant totalement à son service. Dans tous les cas, il abuse plus moins naïvement d’un système très généreux qui lui permet de soumettre un texte et de recevoir des commentaires en vue d’une communication et, plus tard, en vue d’une publication; me, myself, and I…

Le deuxième accroc abordé ici en lien avec la soumission d’un texte renvoie probablement à l’inconduite préférée du perroquet dont j’ai fait état dans une chronique précédente. La soumission à répétition du même texte (ou des mêmes résultats, ou encore des mêmes idées) déjà publié (ou accepté pour publication) dans une revue ou encore figurant dans des actes d’un congrès passé, dans la même langue ou non, sans indication très claire qu’il s’agit fondamentalement du même produit, c’est tout simplement de l’autoplagiat. Se répéter ainsi un peu machinalement dans le temps fait du chercheur concerné un bavard impénitent et laisse penser qu’il est un chercheur improductif n’ayant rien de nouveau à raconter. Certains peuvent aussi avoir l’impression que ce chercheur s’est donné pour mission de semer à tout vent (et un peu prétentieusement) les graines de sa petite – et rare ? – recherche, persuadé que les autres ne peuvent ou ne doivent s’en passer, quitte à leur répéter, répéter, répéter…

Ce chercheur-radoteur justifie parfois son comportement par le fait qu’il s’adresse à différents auditoires (de revues ou de congrès). Cependant, de façon très révélatrice, il omet pratiquement toujours de bien indiquer la référence originale… Il sait très bien qu’il trompe l’auditoire ou le lecteur (y compris le responsable de l’évaluation et les évaluateurs qu’il doit trouver) en leur laissant croire que son texte est original alors qu’il ne l’est pas; il sait aussi que son texte serait vraisemblablement refusé s’il disait la vérité, c’est-à-dire que son texte a déjà été publié dans une revue avant d’être soumis en vue d’une nouvelle publication ou même d’une communication (ou encore que son texte figure déjà dans les actes d’un congrès alors qu’il souhaite le soumettre encore une fois en vue de participer à un autre congrès). Dans certains cas particuliers, la soumission répétée d’un même texte peut être considérée comme une pratique acceptable. Par exemple, comme il est bien précisé dans le code d’éthique et de déontologie de l’AIREPME, cette association permet la soumission au CIFEPME de textes figurant déjà en anglais ou dans une langue autre que le français dans les actes d’un congrès non francophone, à la condition, bien sûr, qu’il y ait une mention explicite de cette situation.

Troisième accroc de nature déontologique, la soumission sans engagement implicite de faire paraître dans la revue ou de participer au congrès si le texte est accepté constitue une faute susceptible d’être particulièrement frustrante pour un rédacteur en chef ou pour un président de comité scientifique. Ceux-ci déploient beaucoup d’efforts, notamment pour solliciter des évaluateurs compétents, avant de se faire dire, parfois cavalièrement, « je ne souhaite plus que mon texte paraisse dans votre revue » ou, ce qui est beaucoup plus fréquent, « je ne participerai pas au congrès ». Dans ce dernier cas, les raisons invoquées paraissent parfois légitimes (par exemple, incapacité d’obtenir des fonds pour se rendre au congrès), mais plusieurs de ces raisons auraient pu et dû faire l’objet d’une attention spéciale avant la soumission du texte… Dans cette même veine, certains se déclarent incapables de se rendre au congrès à quelques jours de sa tenue ou ne se présentent tout simplement pas au congrès, sans même en informer les organisateurs. Heureusement, ces textes non communiqués sont aujourd’hui retirés du site Web contenant les actes du congrès, mais le mal est déjà fait dans une certaine mesure : le programme officiel du congrès devient trompeur parce que quelques communications annoncées ne seront pas présentées. En plus de ce casse-tête pour les organisateurs, il existe encore de nos jours des auteurs qui « délèguent » à des non-auteurs la responsabilité d’aller présenter leur communication au congrès, parfois même avec la complicité des organisateurs, une pratique à proscrire de façon absolue, principalement parce qu’un non-auteur peut difficilement répondre de façon appropriée aux questions qui pourraient lui être posées ou réagir adéquatement aux commentaires qui pourraient être formulés à la suite de sa présentation.

Passons à la soumission d’un texte sans l’accord explicite des autres auteurs, une pratique qui témoigne non seulement d’un manque élémentaire de courtoise envers eux, mais qui constitue également un délit d’ordre déontologique. Même l’auteur principal d’un texte ne peut décréter unilatéralement qu’un texte doit ou ne doit pas être soumis, ou encore qu’il doit l’être dans telle ou telle revue, dans tel ou tel congrès. On voit mal comment ces décisions engageant tous les auteurs ne devraient pas être prises collégialement. De plus, comme tous les auteurs d’un même texte en sont en quelque sorte responsables, chacun d’eux pourrait théoriquement devoir répondre à une éventuelle allégation d’inconduite si l’un des auteurs succombait à la tentation d’une soumission multiple simultanée ou d’une soumission à répétition.

Finalement, la soumission prématurée, c’est la soumission d’un travail inachevé, c’est-à-dire d’un texte que l’auteur lui-même ne considère pas comme étant dans une version très avancée ou même finale. Très souvent, il sait que le travail n’est pas vraiment prêt à être soumis, mais il est incapable d’attendre, comme l’éjaculateur précoce : son produit est encore à un stade préliminaire ou a sérieusement besoin d’être peaufiné, mais il le soumet quand même; ce qui amène généralement beaucoup d’insatisfaction chez les autres acteurs concernés, en particulier les évaluateurs, dont les commentaires peu élogieux seront, comme Huff (1999)[ 2 ] l’écrivait, à peu près les mêmes que ceux que l’auteur aurait pu se faire lui-même. Les propos de Seibert (2006)[ 3 ] et de Bergh (2002)[ 4 ] vont exactement dans le même sens. Donc, du temps perdu pour l’évaluateur sans doute devenu maussade et une occasion ratée pour le chercheur d’obtenir des commentaires réellement enrichissants s’il n’avait pas été si pressé… Lorsqu’un texte est soumis trop rapidement en vue d’une publication dans une revue, il sera rejeté de façon définitive dans la majorité des cas. S’il est plutôt soumis en vue d’une communication dans un congrès, cette version dont l’auteur peut difficilement être très fier sera parfois acceptée, mais lorsqu’il l’aura améliorée, y compris de façon significative, il ne pourra normalement plus la soumettre de nouveau pour un congrès sans risquer de se faire accuser d’autoplagiat. En clair, un texte qui n’est pas « prêt » ne devrait pas être soumis pour fins d’évaluation dans un revue ou pour un congrès, qui doivent demeurer à mes yeux des forums d’excellence à la fine pointe des connaissances; il existe d’autres lieux plus appropriés pour discuter d’un texte en préparation, comme un atelier doctoral ou une rencontre entre membres d’un même groupe de recherche.

On peut maintenant compléter la phrase amorcée dans le titre de cette chronique : « Ne soumettez jamais un texte pour fins d’évaluation lorsque… » ce texte est actuellement en cours d’évaluation ailleurs (soumission multiple simultanée), lorsqu’il a déjà été publié dans une revue ou lorsqu’il figure déjà dans les actes d’un congrès (soumission non simultanée ou à répétition), lorsque vous n’êtes pas raisonnablement certain de vouloir ou pouvoir le faire paraître dans la revue en question ou de participer au congrès s’il est éventuellement accepté, lorsque vous n’avez pas obtenu très explicitement l’accord des autres auteurs avant de le soumettre et lorsque le texte n’est pas dans un état suffisamment avancé pour mériter de faire l’objet d’une évaluation sérieuse par des personnes compétentes. Chacune de ces inconduites est encore plus répréhensible lorsqu’il s’agit d’un texte soumis en vue d’une publication que d’une communication, mais elles ont toutes pour effet de faire travailler à peu près inutilement de nombreux intervenants. Elles me semblent fréquemment être le lot de chercheurs plutôt égocentriques qui souhaitent gonfler rapidement ou artificiellement leur CV de recherche ou jouer les touristes dans les endroits plus ou moins exotiques où se tiennent les congrès. Dans le CV d’un chercheur de grande qualité, il n’arrive à peu près jamais à mon avis que le nombre de communications figurant dans les actes de congrès dépasse outrageusement le nombre d’articles parus dans des revues.

[ 1 ] Insistons ici pour rappeler qu’il est tout à fait approprié et même souhaitable qu’un texte paru dans les actes d’un congrès (ex. : le CIFEPME) donne ensuite lieu à une soumission en vue d’une publication dans une revue (ex. : la RIPME). Malheureusement, l’apport limité de nombreuses communications dans un congrès fait en sorte que cette seconde étape est souvent condamnée à l’échec au départ, ce qui devrait nous amener à nous interroger sérieusement sur la qualité des communications présentées dans un congrès. Mais c’est un questionnement qui va au-delà de cette chronique.

[ 2 ] Huff, A.S., 1999. Writing for scholarly publication. Thousand Oaks, CA: Sage.

[ 3 ] Seibert, S.E., 2006. « Anatomy of an R&R (or, reviewers are an author’s best friends…) ». Academy of Management Journal, 49 (2): 203-207.

[ 4 ] Bergh, D., 2002. « From the editors. Deriving greater benefit from the reviewing process ». Academy of Management Journal, 45 (4): 633-636.

Cette chronique, comme toutes les autres, s’appuie en partie sur le contenu du Code d’éthique et de déontologie de l’AIREPME ainsi que sur celui du petit ouvrage suivant sur l’inconduite en recherche : Cossette, P., 2007. L’inconduite en recherche. Enquête en sciences de l’administration. Québec : Presses de l’Université du Québec.