par Pierre Cossette – Président du Comité de déontologie Tout le mondeest en faveur de la prévention, un peu comme tout le monde est pour le foie de veau, surtout lorsque personne n’est forcé d’en manger. À de très rares exceptions près, les chercheurs estiment plus ou moins implicitement qu’en ce qui a trait à l’inconduite en recherche, la prévention est la voie royale à privilégier, bien qu’ils en fassent rarement eux-mêmes. De plus, un grand nombre d’entre eux semblent s’accommoder plutôt bien de mesures préventives peu engageantes; personne ne se plaindra s’il est simplement invité à écouter ponctuellement un collègue livrer discrètement un discours pas trop passionné ni trop passionnant sur les principes éthiques et déontologiques à respecter quand on fait de la recherche. Surtout si ce discours est bref, non contraignant, très général et dont les tièdes recommandations sont suffisamment ambiguës pour ne pas être suivies. En d’autres mots, les chercheurs manifestent généralement peu d’enthousiasme pour la prévention de l’inconduite en recherche, sans s’y objecter clairement; sans faire preuve d’aveuglement volontaire, certains semblent considérer qu’il y a plus d’avantages que d’inconvénients à garder les yeux bien fermés. 

Si la plupart des chercheurs font montre d’une quasi-tolérance parfois teintée d’agacement à l’endroit des mesures préventives, ils sont habituellement plus vigoureux dans leur opposition aux mesures répressives. Les plus radicaux frôlent la crise d’apoplexie à la seule perspective de sanctionner l’inconduite en recherche. À leurs yeux, le terme « répression » lui-même dégage un parfum stalinien, alors que les plus modérés se contentent de lui attribuer une connotation négative qui réussirait tout de même à faire sourciller n’importe quel visage figé par la chirurgie plastique. Dans la majorité des cas, les cœurs tendres, les grands naïfs, les petits tricheurs actuels ou en puissance (c’est-à-dire ceux qui ont déjà posé des gestes condamnables ou qui prévoient le faire), les anarchistes à gogo et, plus globalement, tous ceux qui sont allergiques aux règles, sont contre la répression, quelle qu’en soit la forme et la justification. Au pire, selon eux, s’il faut absolument manifester sa réprobation vis-à-vis une inconduite, assurons-nous que ce sera uniquement à la suite d’une faute très grave et que le coupable ne souffrira pas trop; bref, ça ne doit pas faire mal et le pardon doit toujours être très proche, juste à côté des innombrables circonstances atténuantes.

Mieux vaut prévenir que… punir, bien sûr. L’ennui, c’est que les mesures de prévention de l’inconduite en recherche peuvent être d’une redoutable inefficacité lorsqu’elles ne s’accompagnent pas de mesures de répression éventuelles. Et vice-versa. Un peu comme des principes éthiques (donc, des valeurs) risquent d’être aussi inutiles qu’un eunuque dans un chœur de ténors lorsqu’ils ne sont pas soutenus par des principes déontologiques (donc, des règles) rigoureusement appliqués; et inversement. Prévention et répression de l’inconduite en recherche vont de pair, comme si elles formaient les deux côtés de la même pièce. Le plus souvent, le pouvoir de l’un est non seulement fonction de la présence de l’autre, mais oublier l’un revient presque à condamner l’autre ou, du moins, à le priver de ses vertus pédagogiques. En somme, pour ne pas affaiblir l’un et l’autre, il ne faut pas les séparer.

Il est impossible de parler de prévention et de répression, donc de solutions à l’inconduite en recherche, sans s’intéresser à ses causes. Pour ceux qui croient davantage au déterminisme qu’au libre-arbitre, en particulier ceux qui ne sont jamais responsables de rien (sauf de leurs succès), le problème est à l’extérieur d’eux-mêmes : s’il y a de l’inconduite, c’est inévitablement la faute du « système », en particulier du fameux publish or perish. Sans nier la pression  qui s’exerce sur le chercheur afin qu’il publie  ̶̶  n’est-elle pas souvent souhaitable ou, à tout le moins, très justifiée ?  ̶  on pourrait se demander si, d’une part, cette pression est clairement déraisonnable dans la plupart de nos institutions et si, d’autre part, l’inconduite se produit toujours à la suite de cette pression. Plus important encore, un chercheur peut-il vraiment être étranger aux gestes qu’il pose ? Pour citer Woolf (1987)[1], les chercheurs peuvent composer de plusieurs façons avec la pression dont ils sont l’objet (travailler plus fort, faire des ulcères, changer de travail, etc.), mais la fraude [et toute autre inconduite, aurait-elle pu ajouter] en est une qui est inacceptable; celui qui s’y adonne n’est pas une victime de la pression et il doit assumer la responsabilité de ses actes.

Comme l’a bien reconnu Duquet (1993)[2], en présumant que les solutions à l’inconduite passent par la mise en place de mesures préventives et de mesures répressives, les premières (plutôt tournées vers le long terme) consistent essentiellement à agir sur les causes, alors que les secondes (plutôt axées sur le court terme) reviennent à agir sur les conséquences (c’est-à-dire à appliquer des sanctions). Ce qui ne doit pas faire oublier que la crainte de subir des mesures répressives a parfois un effet dissuasif, donc préventif… Parmi les mesures préventives qui paraissent particulièrement intéressantes, il y a les suivantes.

Favoriser dans les associations savantes, les universités et autres organismes concernés la mise en place d’un code d’éthique et de déontologie, comme l’a fait l’AIREPME. Un tel code a l’immense avantage de rendre très clairs et très explicites les principes éthiques ou valeurs qui doivent guider les membres d’une association ou ceux qui veulent participer à ses activités (transparence, honnêteté, respect, responsabilité, etc.) ainsi que les principes déontologiques ou règles qu’ils s’engagent à respecter (ne pas plagier ou s’autoplagier, inclure comme auteurs d’un texte tous ceux et uniquement ceux qui ont apporté une contribution substantielle sur le plan des idées, ne pas soumettre simultanément le même texte en vue d’une publication dans plus d’une revue ou d’une communication dans plus d’un congrès, etc.).

Sensibiliser les chercheurs établis ou en formation à l’importance de l’intégrité en recherche. Cette sensibilisation peut évidemment se faire dans de la cadre d’une formation universitaire. Par exemple, à l’UQAM, chaque étudiant nouvellement admis au doctorat en sciences de l’administration doit obligatoirement suivre dès sa première session un séminaire de 15 heures sur l’intégrité en recherche. Plusieurs autres programmes de doctorat ou même de maîtrise consacrent une séance complète de trois heures à ce thème. Par ailleurs, les conférences ou autres rencontres réunissant des chercheurs se prêtent très bien à des activités  de sensibilisation à l’importance de l’intégrité en recherche, notamment des tables rondes.

Exiger des auteurs qui soumettent un texte en vue d’une publication dans une revue ou d’une communication dans un congrès qu’ils certifient sur l’honneur avoir respecté certaines règles d’ordre déontologique. Par exemple, dans le cas de la RIPME et du CIFEPME, il pourrait s’agir des règles contenues dans le code d’éthique et de déontologie de l’AIREPME.

Faire primer la qualité des publications sur leur quantité. Il y a là une mesure de plus en plus appliquée lorsqu’un professeur souhaite obtenir une promotion, des fonds de recherche ou… un peu plus de crédibilité auprès de ses pairs. L’important ici est de reconnaître que mettre l’accent sur la quantité plutôt que sur la qualité est de nature à inciter les esprits un peu faibles ou tordus à tout faire pour gonfler artificiellement leur CV de recherche, y compris recourir à l’autoplagiat, à la  multisignature abusive et aux publications « salami » ou fragmentées. Bien sûr, la qualité d’une publication peut être difficile à évaluer. Le critère qui domine actuellement, c’est le « facteur d’impact » de la revue où un article est publié, c’est-à-dire le nombre moyen de citations de chacun des articles parus dans cette revue au cours d’une année donnée. Cette mesure n’est certainement pas sans valeur, mais elle a évidemment ses limites, dont celles de ne s’appliquer vraiment qu’aux revues anglophones et de n’être déterminée qu’à partir d’une moyenne, plusieurs articles n’étant jamais cités et une minorité l’étant beaucoup. Signalons aussi que les classements des revues francophones sont établis à partir de critères que certains jugent nébuleux ou même douteux. Quoi qu’il en soit, la qualité devrait « compter » plus que la quantité si on veut prévenir l’inconduite. Il vaut la peine de discuter de ce que pourraient être les indicateurs de la qualité des articles parus dans les revues francophones, mais sans optimisme exagéré, c’est-à-dire en recherchant d’abord le consensus plutôt que l’unanimité…

Il y a d’autres mesures à caractère préventif en lien avec certaines inconduites spécifiques. Par exemple, décider au départ qui seront les auteurs d’un texte  ̶  et dans quel ordre  ̶  peut contribuer à éviter de nombreux problèmes. Tout comme ne jamais ajouter ou enlever le nom d’un coauteur sans en discuter avec lui et avec les autres, ni modifier l’ordre des auteurs sans un accord explicite de chacun. Il est très important également d’obtenir l’accord de tous avant de soumettre un texte en vue d’une publication dans une revue ou d’une communication dans un congrès. Autre mesure à examiner de près : pour prévenir une allégation possible de plagiat ou d’autoplagiat, pourquoi les auteurs d’un texte ne pourraient-ils pas (ou ne devraient-ils pas) le soumettre à un logiciel de détection de similitudes avant de l’acheminer officiellement à une revue ou un congrès ?

Par ailleurs, si les mesures répressives sont elles aussi essentielles, il y a tout de même des circonstances où la résolution informelle d’un problème déontologique est préférable. Ce serait le cas, notamment, lorsque le problème ne semble pas majeur et lorsque les personnes concernées peuvent envisager une solution satisfaisante et constructive pour tous.   

De façon générale, l’inconduite en recherche doit être sanctionnée. Lorsqu’une autorité compétente, comme un comité de déontologie, reconnaît qu’un chercheur a commis une faute, l’absoudre sur-le-champ  serait un très mauvais message à envoyer à cet individu et à la communauté de chercheurs dont il fait partie. Sans jouer les curés, la pénitence doit venir avant l’absolution.

Incontestablement, les mesures répressives susceptibles de sanctionner l’inconduite  doivent dépendre de la gravité attribuée à la faute, quantitativement et qualitativement. Plagier intégralement deux phrases n’a pas le même poids que plagier deux pages, tout comme voler à un auteur sa description d’une technique de collecte de données n’est pas aussi répréhensible que lui piquer l’objectif même de sa recherche et l’argumentation théorique servant à le justifier.

D’autres facteurs peuvent également entrer en jeu. Par exemple, lorsqu’un texte compte plusieurs auteurs, peu de chercheurs s’objecteront à l’idée que chacun des auteurs soit au moins partiellement responsable du texte cosigné, bien que cette responsabilité ne soit pas nécessairement équivalente. On devine que l’application de ce principe ne se fera pas toujours sans problème. Par exemple, supposons qu’un article fasse l’objet de très nombreuses citations en lien avec une idée précise. Il paraîtrait peut-être légitime à chacun des nombreux auteurs de cet article de se voir attribuer une partie du crédit pour son succès, même si certains n’auraient à peu près pas contribué, du moins directement, à la mise au point de cette idée. Mais, pour être parfaitement cohérent, chacun ne devrait-il pas alors aussi assumer une partie du blâme pour le plagiat (peut-être même à propos de l’idée précise mentionnée plus haut !) ou toute autre inconduite à laquelle il serait à peu près complètement étranger ?

En tenant compte de tous ces facteurs, comment sanctionner l’inconduite chez un chercheur ? Tout comité de déontologie ou autre autorité compétente dispose habituellement d’un nombre assez limité d’options en ce qui regarde les mesures répressives, surtout lorsque l’aspect légal doit être pris en considération. Parmi celles-ci, il y a les suivantes : congédiement, demande de démission (en particulier lorsqu’on n’a pas le courage de congédier) ou suspension temporaire, exclusion plus ou moins définitive d’une association ou interdiction de participer à ses activités (dont publier dans une revue qu’elle pourrait parrainer ou participer à un congrès qu’elle soutient), rétractation officielle d’un texte déjà publié ou communiqué, simple avertissement ou réprimande…

Il y aurait également beaucoup à dire sur l’importance de signaler ou de dénoncer ce qui nous semble être une inconduite, en particulier lorsque nous en sommes témoins ou victimes. N’est-ce pas même un devoir de le faire (au besoin, anonymement), à titre de membre d’une association (ou d’évaluateur d’un texte soumis à une revue ou un congrès), comme c’est le cas dans de nombreux ordres professionnels ? Bien que l’inconduite de certains vienne entacher la réputation de notre communauté de chercheurs, je ne suis pas convaincu que la plupart d’entre nous souffrions intensément de ne pas encore avoir entamé une réflexion rigoureuse ou une discussion approfondie sur cette question et sur plusieurs autres liées à l’inconduite en recherche. Pour le meilleur et pour le pire, nous avons  ̶  et aurons  ̶  probablement la réputation que nous méritons, individuellement et collectivement.

Prévention et répression forment un couple inséparable, un couple idéal pour une bonne gestion de l’inconduite. Chacun a besoin de l’autre pour donner sa pleine mesure. Cependant, même en travaillant rigoureusement avec les deux, on ne réussira pas à éliminer complètement l’inconduite en recherche; mais on parviendra à créer un climat propice à sa diminution. Le cas échéant, dans une association comme l’AIREPME, quand un chercheur aura décidé de ne pas respecter notre code d’éthique et de déontologie, il devra en subir les conséquences. Dans la grande majorité des cas, il faudra ensuite tourner la page, après l’avoir bien lue, mais sans jeter le livre, devoir de mémoire oblige, même si ça déplaît aux récidivistes. Comme membres d’une communauté de chercheurs, ce mariage de prévention et de répression nous rendra encore plus fiers de ce que nous sommes.

Cette chronique, comme toutes les autres, s’appuie en partie sur le contenu du Code d’éthique et de déontologie de l’AIREPME ainsi que sur celui du petit ouvrage suivant sur l’inconduite en recherche : Cossette, P., 2007. L’inconduite en recherche. Enquête en sciences de l’administration. Québec : Presses de l’Université du Québec.


[1] Woolf, P., 1987. « Pressure to publish is a lame excuse for scientific fraud ». The Chronicle of Higher Education, 34 : A52.

[2] Duquet, D., 1993. L’éthique dans la recherche universitaire : une réalité à gérer. Québec : Conseil supérieur de l’éducation.