par Pierre Cossette – Président du Comité de déontologie  

Quel plaisir de voir son nom figurer comme auteur principal ou coauteur d’un article ou de tout autre document publié ! En particulier lorsqu’on l’a bien mérité… L’intensité de cette joie est probablement équivalente à celle de la colère ou de la tristesse ressentie lorsque notre contribution, en présumant qu’elle soit significative, est niée ou atténuée, de façon parfois honteuse. Avant d’aller plus loin, jetons un coup d’œil à la notion même de « contribution significative » qui est fondamentale dans l’attribution du statut d’auteur d’un texte.

Reconnaissons d’entrée de jeu qu’il peut être extrêmement difficile dans certaines circonstances — qui demeurent tout de même assez rares, selon moi — de déterminer ce qu’est une contribution significative. De plus, le jugement porté par chacun sur sa propre contribution ainsi que sur celle des autres peut varier considérablement, comme plusieurs l’ont sans doute déjà expérimenté douloureusement. Ajoutons aussi que cette difficulté à évaluer « objectivement » l’ampleur de la contribution de chacun peut exister à la fois dans les travaux dit communs, où le texte est fabriqué de manière essentiellement interactive (on discute, on écrit, on réagit aux autres, etc.), et dans les travaux dits collectifs[1], où les différentes parties d’un texte sont fabriquées presque indépendamment les unes des autres avant d’être assemblées et agencées dans un tout cohérent[2]. Je ne présenterai ici que quelques repères susceptibles de guider le chercheur qui souhaite agir dans la plus grande intégrité.

Que ce soit dans le cadre d’un texte empirique ou d’un texte théorique, une contribution significative doit nécessairement être d’ordre intellectuel pour justifier l’attribution d’un statut d’auteur. Ce type de contribution renvoie essentiellement à une participation active à la formulation ou la mise au point des idées contenues dans un texte. Lorsqu’il s’agit d’un travail empirique, ces idées portent fondamentalement sur le développement d’une question de recherche et de sa problématisation, du cadre théorique de cette recherche ou de son appareil méthodologique, ou encore sur l’analyse et la discussion des résultats; dans le cas d’un travail théorique, elles se rapportent plutôt au nouveau construit, modèle ou cadre de référence proposé, ou encore aux voies de recherche qu’ils ouvrent. Dans la très grande majorité des cas, une contribution intellectuelle s’incarne dans un travail d’écriture, c’est-à-dire qu’un auteur écrit pratiquement toujours le texte ou une partie du texte sur lequel son nom figure.

Cette conception selon laquelle le statut d’auteur est réservé à celui qui apporte une contribution sur le plan des idées exclut de nombreuses personnes ayant parfois joué un rôle très important. Ainsi, la participation financière à un projet, la direction d’un groupe de recherche, la traduction d’un texte ou encore le travail d’exécution lors de la collecte des données et même  de leur traitement statistique représentent des contributions qui sont loin d’être anodines, mais qui demeurent insuffisantes à elles seules pour y associer un statut d’auteur principal ou de coauteur. Cependant, ces contributions d’un autre type peuvent souvent donner lieu à des remerciements (parfois étonnamment dithyrambiques, mais là, c’est une autre question…) en note infrapaginale ou dans l’avant-propos d’un volume. Par ailleurs, lorsqu’un chercheur a recours à  des données secondaires, c’est-à-dire des données déjà colligées à des fins autres que l’atteinte de l’objectif de sa propre recherche, la personne ou l’organisation qui a constitué cette banque de données ne devient évidemment pas un des auteurs de toutes les recherches auxquelles elle peut donner lieu; à moins, bien sûr, que le chercheur à qui appartiendrait cette banque de données ne participe lui-même à l’élaboration ou à la réalisation de projets de recherche s’appuyant sur ces — ou plutôt ses — données, ou sur une partie d’entre elles.

Bref, qualitativement, une contribution doit être d’ordre intellectuel ou conceptuel pour justifier l’attribution d’un statut d’auteur. Mais il est très important qu’elle soit aussi quantitativement substantielle. Ainsi, on imagine mal qu’un collègue puisse se voir attribuer un statut de coauteur sur la seule base d’une idée très intéressante qu’il aurait exprimée au cours d’une discussion sur un projet de recherche. Il en est de même de celui qui aurait formulé quelques commentaires sur une version plus ou moins complète d’un texte destiné à être soumis en vue d’une publication ou d’une communication. Mais, là encore, ces contributions peuvent parfois donner lieu de façon très appropriée à des remerciements bien sentis.

Cela dit, il y a au moins trois grands types d’abus ou de dérives en lien avec l’attribution d’un statut d’auteur : la multisignature abusive, le déni de contribution et la mise en ordre injuste des auteurs. Voyons cela de plus près.

La multisignature abusive, c’est l’attribution du statut d’auteur à quelqu’un qui n’a pas apporté une contribution significative. Dans les bas-fonds de cette catégorie, on trouve celui qu’on pourrait appeler le « parasite heureux » : son nom est partout, mais sa contribution est nulle part. La palme de la malhonnêteté du parasite heureux revient probablement à celui qui revendique le statut d’auteur seulement parce qu’il est en position d’autorité vis-à-vis l’un ou l’autre des auteurs. Suit de près dans cette même catégorie « l’auteur honorifique », c’est-à-dire celui qui accepte (ou pire encore, qui le demande plus ou moins subtilement) de faire partie de la liste des auteurs d’un texte uniquement parce qu’il possède une certaine notoriété, dans le but avoué — et naïf ? — d’augmenter la probabilité de publication d’un texte; étant donné que la notion même d’auteur honorifique constitue  par définition une parfaite aberration, le chercheur renommé qui se prête à un tel jeu ne peut que se déshonorer lui-même.

La multisignature abusive fait parfois sourire, même les dents un peu serrées. En évitant les conclusions hâtives, on peut tout de même s’interroger, par exemple, sur la contribution apparemment renversante de l’immunologue Robert Good, qui aurait cosigné environ 700 articles sur une période de cinq ans alors qu’il dirigeait un laboratoire de recherche[3]. En postulant qu’il aurait travaillé 7 jours par semaine et 52 semaines par année, la productivité de ce chercheur au nom de prédilection aurait été de 1 article à tous les 2,6 jours… Dans la même veine, que penser d’un article comptant 2926 auteurs ? La liste des noms de chacun d’eux ainsi que de leur institution d’affiliation occupe respectivement 12 et 10 pages de cet article de 407 pages paru en 2008[4]. C’est comme si la rédaction de chaque page de cet article de 384 pages (si on exclut la bibliographie et la liste des acronymes) avait requis, en moyenne (je sais, c’est une mesure imparfaite et tendancieuse), le travail d’entre 7 et 8 auteurs, chacun ayant écrit, en moyenne encore une fois, environ 5 lignes. Oublions l’écart-type, en espérant tout de même qu’il serait extrêmement faible.

Cette apparente et inquiétante inflation dans le nombre des auteurs n’a pas atteint le domaine de la gestion, même si plusieurs d’entre nous connaissons des cas où certains prétendus auteurs n’ont apporté à peu près aucune contribution intellectuelle au texte qu’ils cosignent joyeusement. Parfois, il s’agit clairement d’une faveur constituant un retour ou un espoir de retour d’ascenseur, une situation où une panne serait bien accueillie par tous les chercheurs intègres…

À l’autre extrême se trouve une inconduite qui va probablement rappeler de pénibles souvenirs à certains chercheurs ayant agi comme assistants de recherche durant leurs études de doctorat ou même de maîtrise : le déni de contribution. Refuser d’inclure comme coauteur d’un texte tout chercheur ayant apporté une contribution intellectuelle significative témoigne généralement d’une terrible mesquinerie qui, apparemment et heureusement, semble en voie de disparition. Dans une recherche que j’avais menée il y a quelques années (Cossette, 2007), les répondants considéraient que, dans ce domaine, ne pas attribuer de crédit à quelqu’un qui le mérite (déni de contribution) était encore plus grave que d’en attribuer à quelqu’un qui n’en mérite pas (multisignature abusive). Les professeurs qui auraient ainsi abusé de leurs assistants de recherche vont parfois justifier leur comportement en invoquant le fait que ces assistants de recherche sont rémunérés, en oubliant évidemment qu’ils le sont eux aussi.

Le déni de contribution prend quelquefois une forme plus insidieuse, en particulier dans le cas d’un volume. Ainsi, les termes « avec la collaboration de » figurant parfois sur la couverture d’un ouvrage peuvent servir à diluer la contribution de quelqu’un, ce qui revient en quelque sorte à la nier étant donné que, à ma connaissance du moins, ceux qui ont ainsi « collaboré » ne sont pas considérés comme des auteurs, notamment lorsque le volume est cité. Personnellement, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ait été fier ou heureux de s’être vu attribuer ce statut étrange de collaborateur. Je crois qu’il est préférable d’éviter cette formule ambiguë.

Finalement, il y a la mise en ordre injuste des auteurs. Lorsque plus d’un chercheur contribue significativement à la réalisation d’une recherche, la position de chacun dans la liste des auteurs est généralement considérée comme très importante, même s’il arrive qu’elle soit difficile à établir. En gestion, comme dans plusieurs autres domaines, on s’attend habituellement à ce que l’ordre des auteurs reflète aussi fidèlement que possible l’ampleur de la contribution de chacun, qualitativement et quantitativement. Ainsi, il serait clairement inacceptable de s’attribuer ou d’accepter une position avantageuse pour soi-même dans l’ordre des auteurs lorsqu’elle ne correspond pas à sa contribution particulière. Mais il le serait aussi, à mon avis, s’il s’agissait d’une position désavantageuse pour soi-même, même si elle s’appuyait sur la grandeur d’âme d’un chercheur chevronné, la générosité ne faisant pas ici bon ménage avec l’intégrité. Il serait également  malhonnête d’affaiblir la contribution de quelqu’un en lui attribuant une position éloignée dans l’ordre des auteurs alors qu’il ne le mérite pas, et inversement.

Conséquemment, à de très rares exceptions près — on pense en particulier à l’article comptant 2926 auteurs —, l’utilisation de l’ordre alphabétique paraît tout à fait inapproprié et inéquitable, y compris lorsqu’on le justifie par l’idée que chacun aurait contribué également. Non seulement il est quasi impossible que la contribution des auteurs soit vraiment équivalente, mais il me semble aussi qu’il serait un peu absurde que celui dont le nom figure en position de tête et qu’on considère le plus souvent comme l’auteur principal d’une recherche doive ce statut à la première lettre de son nom de famille (faudrait-il alors qu’il remercie son père ???). Il vaut mieux faire l’effort d’établir aussi équitablement que possible l’ordre des auteurs, y compris si l’exercice devait générer des conflits. En somme, l’ordre alphabétique contient les germes d’un désordre logique susceptible d’être terriblement frustrant pour ceux qui apportent la contribution  la plus significative dans une recherche.

Il y a une situation particulière sur laquelle je voudrais dire quelques mots : qui doit être l’auteur des textes tirés d’une thèse et dans quel ordre ? Sur le plan légal, la thèse elle-même n’appartient-elle pas qu’au doctorant ? Par contre, dans la mesure où le directeur de la thèse a contribué significativement à l’élaboration de cette thèse, on s’attend normalement à ce qu’il cosigne les textes tirés de la thèse. Dans ces textes, à quelques rarissimes exceptions, l’auteur de la thèse occupe la première place et les membres du jury ne figurent pas comme coauteurs.

La multisignature abusive, le déni de contribution et la mise en ordre injuste des auteurs constituent des inconduites susceptibles d’avoir des conséquences importantes sur la vie des chercheurs. Bien sûr, elles peuvent avoir un certain impact positif (ex. : le prestige) sur la carrière des responsables de ces inconduites, mais il sera généralement temporaire ou superficiel et, le plus souvent, finira par se retourner contre ces tricheurs. Par contre, les victimes de ces injustices pourront, elles, en être fortement affectées, notamment dans l’estime qu’elles ont d’elles-mêmes. Dans les deux cas, l’impact positif ou négatif n’est pas mérité parce qu’il repose sur des mensonges.

Cette chronique, comme toutes les autres, s’appuie en partie sur le contenu du Code d’éthique et de déontologie de l’AIREPME ainsi que sur celui du petit ouvrage suivant sur l’inconduite en recherche : Cossette, P., 2007. L’inconduite en recherche. Enquête en sciences de l’administration. Québec : Presses de l’Université du Québec.


[1] Cette distinction est mentionnée dans un court document produit à l’UQAM et portant sur la tricherie et l’intégrité académique (http://www.integrite.uqam.ca/page/foire_questions.php).

[2] Dans les deux cas, la responsabilité de chacun des auteurs vis-à-vis chaque partie du texte final n’est pas nécessairement la même (par exemple, lorsqu’il y a plagiat), ce dont je discuterai dans une autre chronique.

[3] À ce sujet, voir Broad, W. et N.Wade, 1992. Betrayers of the truth. New York : Simon and Schuster. Publié en français en 1987 sous le titre La souris truquée. Enquête sur la fraude scientifique. Paris : Seuil.

[4] Aad et al., 2008. « The ATLAS Experiment at the CERN Large Hadron Collider ». Journal of Instrumentation, 3 (8/S08003). Merci à Jean-François Sénéchal, chargé d’enseignement à l’Université Laval (Québec), de m’avoir fait connaître l’existence de cet article.